La Galerie Eric Mouchet a le plaisir de présenter The Plague Is Me, une vie de détournements, la nouvelle exposition personnelle de l’artiste sudafricain
Kendell Geers. Quatorze années après sa rétrospective au MAC Lyon, The Plague Is Me est pensée comme un panorama déroulant le fil de
la pensée de l’artiste. L’exposition revient sur trente-quatre années de réflexion et donne l’occasion de découvrir des oeuvres fondatrices encore
jamais dévoilées au public, et dont l’impact résonne avec gravité face aux enjeux sociaux contemporains.
What the fuck !?
On le connaît comme l’enfant terrible de l’art contemporain, celui qui s’est soulagé dans la Fountain de Duchamp à la Biennale de Venise en 1993
ou qui fit exploser une bombe dans un musée à Glasgow : Title Withheld (Blow), 1993. Pourtant, aujourd’hui, son mode d’expression a évolué, les
actions sont moins physiques mais la révolte reste la même.
A l’époque, non sans provoquer de polémiques, l’Afrikaner se peignait le visage en noir avec un sceau de poésie concrète blanc qui criait
« Fuck » à la face du spectateur tout en protestant contre sa propre identité d’homme blanc. Son oeuvre s’ancre dans la violence et questionne
sa légitimité à défendre les cultures africaines et colonisées. En réalité, des décennies avant le scandales des black faces, l’artiste pointait déjà
du doigt une question cruciale : celle du détournement, détournement des codes, du langage, des apparences et des usurpations d’identités
aussi revendicatrices qu’illégitimes.
Self Portrait (1995), tesson de bouteille de bière hollandaise brisée, est aujourd’hui un de ses autoportraits les plus connus (c’est aussi son seul
travail intitulé « autoportrait »). Toutefois la première représentation physique de Kendell Geers remonte à la performance Bloody Hell en 1990.
Parce qu’il ne pouvait pas être considéré comme un africain du fait de sa couleur de peau blanche — mais qu’est-ce qu’un africain ? Sa famille a,
après tout, vécu près de 300 ans sur le continent — il pratique donc un rituel de repentance, en lavant et guerissant de son sang les exactions
commises par sa famille de colons hollandais et donne naissance à une nouvelle chair illégitime.
Si la violence et la transgression sont souvent perçues comme le coeur de la pratique plastique de Kendell Geers qui s’inpire des écrits de
Georges Bataille et de Julia Kristeva, ils ne sont pas uniquement une provocation, au contraire, ils trahissent le monde de violence quotidienne
dont l’artiste est issu. Cette violence, plus insidieuse, est celle de l’exploitation et de la réappropriation des codes culturels locaux pour imposer
une volonté coloniale, cet empouvoirement culturel occidental.
Alors qu’elles sont désormais manifestes, il est plus facile d’oublier les violentes exploitations commises par le passé que de les reconnaître.
Kendell Geers, déjà à l’époque, n’oubliait pas. Au coeur de son exposition retrospective au MAC Lyon « Irrespektiv » (2008) son installation la
plus décriée : l’installation Kode-X (2008) rassemblait des icônes d’adoration, recouvertes d’un ruban de sécurité rouge et blanc, qu’on utilise
aussi pour délimiter les scènes de crime. Parmi elles trônait plus grande que toutes les autres, une effigie de Lara Croft (pilleuse de tombe
et de cultures non occidentales mondialement connue). A cette époque, les polémiques autour des sujets comme la décolonisation ou la
réappropriation culturelle n’étaient pas encore entendues.
Ainsi quand il érige un « FUCK », comme dernier terme pouvant faire encore réagir, Kendell Geers réalise que le public n’y voit qu’une standardisation
de plus, une provocation éculée. « FUCK » trahit alors une forme de capitulation à laquelle l’artiste aurait pu s’abandonner. A l’instar du processus
de civilisation de Norbert Elias, le pouvoir des mots se dissout avec le temps et perd sa force et son incarnation. Mais Geers nous rappelle que le
mot « FUCK » est aussi un mot magique à cause de ses deux significations contradictoires. Potentiellement une déclaration de haine ou d’amour
selon son utilisation… Mais la force de ce mot s’estompe et ce dernier perd tout son pouvoir dans les années 2020 trop souvent dilué dans les
fake news ou diffusé dans les médias.
Plus d’une décennie après sa dernière rétrospective The Plague Is Me est aussi l’histoire et la rencontre de deux commissaires avec un artiste
dont ils avaient découvert le travail sur les bancs de la fac ou de l’école du Louvre, et de leur décision de réécrire, une rétrospective qui n’aurait
pas encore été racontée.
Haily Grenet & Léo Marin
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KENDELL GEERS, SERIOUS GAME
Il arrive parfois que mes rêves sur l’art, mes « rêves critiques » comme je les appelle, aient une longueur d’avance sur moi et m’éclairent en amont. Ainsi, alors que depuis plusieurs jours je m’interrogeais sur l’œuvre de Kendell Geers, que je tournais dans ma tête la façon dont je pourrais aborder son travail dans le texte que je devais écrire sur lui pour la Galerie Eric Mouchet, voilà que la nuit dernière, je fis ce rêve : j’étais avec mes fils en train de jouer à un jeu de cartes. Nous en avions oublié les règles, que nous réinventions avec joie au fur et à mesure de la partie, au point d’intégrer dans le jeu lui-même les cartes généralement inutilisées qui rappellent les règles aux joueurs. Dans ce rêve matinal, situé entre le sommeil et l’éveil conscient, je me persuadais que cette partie de cartes réinventée offrait un cadre métaphorique parfait pour écrire sur Kendell Geers.
Mais pourquoi ? Au réveil, je ne comprenais pas vraiment la pertinence de cette idée: au milieu des années 1990, Kendell Geers avait fait irruption sur la scène de l’art avec une œuvre s’originant dans la violence du monde, biographiquement issue de l’Apartheid en Afrique du Sud et de sa ségrégation insupportable. Dans une Europe alors en paix, et dans un monde pré 11-septembre qui croyait peut-être un peu à la fin de l’histoire, Kendell Geers faisait monter les violences du monde extra-occidental, qui allaient entrer rapidement, à coups de matraques détournées, en résonance avec celles, larvées ou éruptives, policières ou émeutières, de nos sociétés. Pas très ludique tout cela : rien ne me paraissait plus éloigné de son univers artistique que la notion de jeu.
Mais en y regardant de plus près, il me semble pourtant que cette idée de jeu touche à bien des pans de son travail. En reparcourant rapidement l’ensemble de son œuvre, il est possible d’en lister plusieurs modes d’apparition : ce sont par exemple, dans les titres de certaines de ses pièces, les jeux de mots qui procèdent par accumulation et glissement, comme la série de sculptures « PrayPlayPreyPay » où des mains en prières mais également menottées sortent du mur, associant la religion au pouvoir, la croyance à la soumission. Ou encore ce lit métallique au matelas de barbelés, intitulé « WaitingWantingWastingWorking ». Le jeu sur le langage est récurrent dans les œuvres mêmes, tel ce néon où la lettre S apparaît ou disparaît du mot « Slaughter » (abattage) alternant alors avec « Laughter » (rire). Jeux de mots critiques, acides et mordants, qui manifestent aussi bien la violence transportée par le langage, à l’image de cette bouteille de « white spirit », dont l’appellation n’existe qu’en français et qui frappa tellement l’artiste quand il la découvrit en venant d’Afrique du Sud. Cette violence du langage, Kendell Geers la manifeste aussi, sans jouer cette fois, sans humour, dans la prolifération virale du mot FUCK qu’il donne à voir en néon, en peinture murale, en drapeau, qu’il applique sur des objets ou sur son propre visage: dévitalisé dans la société actuelle, terme tellement utilisé dans les films, les séries, dans la Pop music ou le rap, et dans la vie réelle, le terme FUCK en est devenu, à force, comme insignifiant, simple équivalent d’une exclamation, et Kendell Geers s’emploie ainsi à en faire revenir toute la charge.
Son autoportrait en « Fuck Face » (2007) en est sans aucun doute la manifestation la plus forte. On en oublierait presque la double origine « comique » et raciste : qu’il se grime en FuckFace ou qu’il porte sur lui le masque en plastique de Nelson Mandela (« Portrait de l’artiste en jeune homme, ?), Kendell Geers reprend le geste du « Black Face », ou « grimage en noir » qui s’inscrit dans une tradition américaine consistant à exhiber les Noirs pour divertir les blancs lors de ventes d’esclaves africains. Cette apparition clownesque était pratiquée dans les « ministrel shows » ou dans le vaudeville, quand un comédien blanc incarnait une caricature stéréotypée des personnes noires. Chez Kendell Geers, la dimension raciste du Black Face est évidemment connue et assumée, mais elle est également détournée pour lui permettre de revendiquer sa condition complexe d’artiste africain de couleur blanche. D’autant qu’elle se rapporte aussi à une tradition africaine : la mascarade, dans laquelle le danseur peignait sa peau en blanc.
Loin d’être gratuit, simplement blagueur ou purement ludique, le jeu chez Kendell Geers est une affaire lourde de sens : a serious game. Plutôt que de s’en tenir à un simple trait d’humour, le jeu s’avère être une arme et sert de révélateur social. C’est au fond tout le sens du détournement, dont l’artiste fait un usage récurrent:
telles ces matraques de policiers assemblées en forme de crucifix, ou ces deux mitraillettes Uzi recouvertes de feuille d’or composant un brutal bouquet floral. Autre détournement emblématique opéré par l’artiste : en 1993 Kendell décide de falsifier sa date de naissance et « adopter » l’année 1968, afin de s’ancrer, de s’inscrire, de s’originer dans cette année de rébellion. Performance en soi, ce piratage administratif est une manière de changer les règles du jeu par excellence: celles de l’état-civil.
Déjouer le jeu. Défaire et désapprendre les règles. Redistribuer les cartes. Comme mon rêve me le suggérait, il s’agit aussi pour Kendell Geers de détourner le jeu de ses règles usuelles, voire d’en démasquer les violences et les idéologies sous-jacentes. Onle sait, le jeu peut être aussi une école de dressage, où l’on apprend aux enfants l’ordre social ou l’art de la guerre. A l’image de ce guide de scoutisme oublié et troué de Rudyard Kipling, où l’on trouve des instructions pour un jeu dans lequel les Noirs sont éliminés (« Counting Out Song », 1988). Et Kendell Geers n’oublie pas que le scoutisme a été inventé par le militaire Baden Powell, ami proche de Kipling et qui fit ses armes dans la guerre contre les Boers en Afrique du Sud...
Kendell Geers joue enfin avec l’histoire de l’art, qu’il cite, révèle et détourne à foison. Telle la fameuse ampoule de pharmacie Air de Paris réalisée en 1919 par Marcel Duchamp, qu’il remplit, avec un humour toujours virulent, de gaz lacrymogène, anticipant de quelques années le parfum de violences policières qui a gagné la France. Là encore, le jeu tourne à la vérité. Il en va de même avec cette autre pièce si éclairante : un porte-bouteilles, tel celui conçu par Duchamp en 1914, mais dont toutes les bouteilles sont désormais cassées (Rack). Plus précisément des Heineken, une marque de bière importée de Hollande tout comme les Afrikaners qui colonisèrent l’Afrique du Sud et y établirent l’apartheid. Autrement dit : si avec ses ready-made Duchamp a mis l’accent sur le contexte de l’art, sur l’environnement muséal ou culturel essentiel pour légitimer comme œuvres d’art des objets aussi ordinaires et incongrus qu’un urinoir renversé ou un porte-bouteilles, de son côté l’Homo ludens et serious gameur Kendell Geers attaque sur son terrain le joueur d’échecs qu’était Marcel Duchamp : pour lui, le contexte de l’art ne se limite pas au musée ou au white cube, mais il s’élargit à l’ensemble de la société, à ses structures, à son histoire, à ses violences. Echec et mat ? « En tant qu’artiste africain, ma langue et mon histoire m’ont disqualifié aux échecs. Je ne suis pas admissible à ce jeu. Je ne peux jouer que contre les règles elles-mêmes ».
Jean-Max ColardTexte écrit à l’occasion de l’exposition Kendell Geers «The Plague Is Me, une vie de détournnements »
(15/10-17/12/2022) Galerie Eric Mouchet, Paris, 2022










