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CAPUCINE VEVER

MIRAGES LINEAIRES

(carte blanche)

Initialement conçu à des fins de surveillance et de communication à distance à l’instar de ses congénères1, le sémaphore du Créac’h, posté en « fin de terres » sur l’île d’Ouessant, offre une vue imprenable sur l’Atlantique qui sépare le continent européen des côtes canadiennes. Depuis ses hauteurs, Capucine Vever a passé de longues heures à scruter le paysage : l’étendue océanique, variablement agitée, et, au (plus) loin, cette immuable ligne qu’on appelle l’horizon sur laquelle eau et ciel s’épousent par infra mince sous des lumières et teintes multiples.

Point de mire, objet de métaphores et (non) lieu de toutes les projections — bien souvent romantiques ou romanesques —, cette ligne imaginaire, immatérielle et inaccessible, véritable mirage produit par effet d’optique, dessine moins une fin en soi qu’un seuil entre le visible et l’invisible. Si l’horizon s’observe, il fait aussi écran.

Dans la continuité des cartographies mentales et des récits qu’elle projette sur des phénomènes hors de vue et des espaces atopiques, Capucine Vever s’est penchée sur ce qui se trame au-delà de ce qui apparaît comme une limite à notre vision, à contre-courant de l’image idyllique d’un monde aquatique en apparence désert (ou presque). « Derrière » l’horizon, loin des côtes, s’opère un incessant va-et-vient d’embarcations transportant toutes sortes de marchandises. Étant donné qu’il est désormais moins coûteux de produire à l’autre bout du monde, la haute mer, très peu soumise aux normes internationales, est devenue le théâtre d’opérations commerciales sans bornes qui ruinent progressivement — et tacitement — l’écosystème marin.

Ce processus de dégradation de la matière comme de l’image, Capucine Vever le met en œuvre à travers la série « Lame de fond » : reproduite manuellement au stylo rotring, une carte de transport maritime centrée sur Shanghai, premier port mondial en fret, est gravée sur une plaque de cuivre servant de matrice successivement plongée neuf fois dans un bain d’acide, donnant ainsi lieu à autant de tirages dont l’altération et la perte de lisibilité vont crescendo. Les zones d’ombre correspondant aux voies de transport maritime gagnent du terrain jusqu’à engloutir les terres, comme acaquées, contaminées par quelque élément destructeur.

C’est dans ces eaux troubles entre la réalité et la (science-)fiction, le présent et un futur plus ou moins éloigné, que nagent ici les œuvres de Capucine Vever, empreintes d’une atmosphère propre à l’« horizon des événements ».

« Un jour, en ma présence, un mage retira l’horizon tout autour de moi » : dans son recueil Au pays de la Magie (1941), Henri Michaux rapporte cette sensation si étrange qu’il n’ose même la décrire. Réalisée à l’aide d’un appareil doté d’un capteur ultrasensible, la série de photographies éponyme donne à voir des visions nocturnes des alentours du sémaphore du Créac’h que ne saurait capter l’œil humain, allant jusqu’à prévoir le lever du jour, pourtant encore imperceptible. Des images « bruyantes » aux accents extraterrestres où viennent dialoguer les lumières (sur)naturelles émises par le ciel avec celles, artificielles, des éclairages et autres phares2 balayant terre et mer de leurs larges faisceaux ; l’eau et la roche, sauvages, avec les constructions humaines.

Espaces du sémaphore et de l’océan constituent le « décor » d’un film dont le protagoniste est invisible, à la fois présent et absent : le gardien de phare, figure disparue avec l’automatisation de ce type d’édifice, toujours hors-champ, nous fait voir, de son œil qu’a remplacé l’objectif d’une caméra subjective, le paysage et les architectures panoptiques depuis lesquelles il s’envisage, selon le point de vue d’un revenant. La pensée de ce narrateur invisible et omniscient, parfait acousmêtre3, se fait entendre telle une voix intérieure laissant entrevoir une anxiété face à un temps et un espace qui semblent se répéter et s’étirer à l’infini, à l’image de la ligne d’horizon qui se dérobe à mesure que l’on avance vers elle, et de l’incessant trafic qui se déroule au loin, au-delà.

Une ligne que l’artiste vient en quelque sorte matérialiser au moyen de celle que dessine une suite de traits de calcaire blancs naturellement déposés, selon une temporalité géologique, sur une série de cailloux récoltés lors de marches et joués d’après la partition inscrite, en surplomb, sur le même tableau où ils se trouvent juxtaposés. Évoquant par son titre l’ouvrage Le Chant des pistes dans lequel Bruce Chatwin revient sur la tradition orale des songlines comme manière d’appréhender le territoire (en Australie notamment), l’œuvre C’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé en chemin […] qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence (2017) convoque et conserve la cartographie d’un pays(age) imaginaire tout en en projetant la mémoire en boucle, jusqu’au bout d’un monde condamné, tôt ou tard, à sombrer.

Anne-Lou Vicente, mars 2019

Cette exposition a reçu le soutien du Cnap, Centre national des arts plastiques.

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1 Démilitarisé en 2000, l’édifice est depuis 2009 un lieu de résidence artistique où Capucine Vever a passé le mois de juillet 2018 sur invitation de l’association Finis Terrae.

2 Soumise à d’importants courants, Ouessant compte cinq phares dont un qui jouxte le sémaphore.

3 « Acousmêtre : Personnage invisible que crée pour l’auditeur l’écoute d’une voix acousmatique hors-champ ou dans le champ mais dont la source est invisible, lorsque cette voix a suffisamment de cohérence et de continuité pour constituer un personnage à part entière […]. À l’acousmêtre sont en effet couramment prêtés, dans l’imaginaire cinématographique, l’être-partout (ubiquité), le tout-voir (panoptisme), le tout-savoir (omniscience) et le tout-pouvoir (omnipotence). » Voir Michel Chion, La voix au cinéma, éd. Les Cahiers du cinéma, 1982. Et « Glossaire. Audio-vision et acoulogie », Michel Chion, 2006.

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