Peintre de formation, c’est pourtant à travers des patchworks et des œuvres au crochet que Wells Chandler élabore aujourd’hui ses visions fantasques. Il coud et crochète parce que c’est comme cela que le travail lui semble finalement le plus évident. A rebours d’une vision de l'artiste isolé du monde, il quitte l’atelier et travaille près de celleux qu’il aime. Il lui suffit de ramener ses pelotes de laine, de s'asseoir, et ainsi d’ancrer la création dans le collectif, dans le quotidien.
D’abord inspiré par le kitch de Norman Rockwell, les installations colorées de Pepón Osorio et les idées anti-culturelles associées à l’art brut, Wells Chandler prend soin de cultiver, là aussi, sa «famille artistique». Plus important encore, en tant qu’artiste trans, il veut se connecter intimement à l’histoire de l’art, s’inclure, trouver sa place dans les grandes scènes qui l’ont chamboulé, faire enfin communauté. Pour cela, il reprend les modèles et y injecte son propre langage, étend les histoires, étire les imaginaires.
Le reste est affaire d’instinct et de visions. Ainsi jaillissent avec évidence les motifs de son utopie: sexes-chaussettes, bouches-bananes et corps extrahumains.
Wells Chandler n’est ni un créateur ni un destructeur de mondes. Il fait, en vérité, resurgir des mondes qui auraient pu exister, qui n’existent pas encore. Des mondes potentiels, depuis toujours en germes, et qu’on a empêché d’advenir.
Ces univers sont queer et c’est pourquoi ils sont radicalement joyeux. Ils répondent à l’urgence de s’extraire d’un «ici et maintenant» qui n’a pas été bâti pour nous, de chercher «un après et un ailleurs1» qui nous accueillent. L’artiste propose alors, à chaque exposition, des percées exploratoires dans Queertopia, un endroit de l’à-côté, doux et psychédélique.
Nos attentes, nos habitudes y sont chamboulées, déstabilisées, et puis, pourtant, si rapidement, tout devient évident. Pour certain·es d’entre nous, cet endroit de l’étrange est bien plus familier que le monde qu’il vient perturber. Nos imaginaires en sommeil y sont retranscrits, s’épanouissent à travers les formes les plus libres. Un jour honteux, naïfs ou inquiétants, ces fantasmes sont ici réhabilités. Nu·es nous explorons nos sexualités, extatiques nous dansons, nous prenons toutes les formes que nous désirons, les plus extravagantes, les plus inenvisageables.
Fossoyeur de mondes morts-vivants, Wells Chandler exhume d'autres mondes qui ont toujours été là. Les morceaux de Queertopia transforment l’espace -à bien des égards excluant -de la galerie et s’incarnent véritablement comme des queeratopies, concept forgé par la chercheuse Alexandra Picheta. La queeratopie vient perturber l’hétérotopie de Michel Foucault –lieu réel échappant malgré tout aux normes sociales en vigueur. A la place de l’hétéro du queer, à la place de l’utopie de l’atopie, réaction allergène épidermique. «Et si le queer agissait tel un allergène, tendant à ébranler l’organisme hétérocispatriarcal?2». Grace à Wells Chandler, depuis New York, de Bruxellesà Paris, l’utopie queer démange et se propage.
Ici àBruxelles, il est question de quitter l’ordinaire, de tourner le dos au normal. L’exposition emprunte son nom à l’ouvrage de José Esteban Muñoz, Cruising Utopia, paru en 2009 en anglais, et récemment –tardivement –traduit en français. Le chercheur américano-cubain y développe sa conception d’une utopie queer en constante élaboration, comme un advenir permanent. Le présent –parce que cis-hétéro - est insatisfaisant, il est rigide, straight, il échoue à accueillir pleinement nos identités joyeusement tordues et débordantes, à leur donner l’espace pour s’épanouir. Le présent ne suffit pas puisqu’il ne promet que sa propre reproduction pour le futur. Il est alors mortifère de chercher à s’en contenter. A son opposé, la queernessest une galaxie lointaine, pleine de promesses mais qui nous échappe encore. L’utopie queer n’est pas et ne sera peut-être jamais, c’est une planète prospective. Il est pourtant vital de la chercher en permanence, d’y être déjà. C’est en s’orientant vers un futur autre -nourri de toutes nos histoires -que nous échapperons au présent qui nous enferme.
Dans la chasse à la queerness, l’art n’est pas un ornement futile; il est un outil nécessaire. Il rend cette utopie concrète, visible. Il trace la carte du ciel qui nous y oriente. Pour élaborer cet autre monde, Wells Chandler adopte la méthodologie proposée par Muñoz. Animé par un inconscient queer, par les traces d’une mémoire commune cachées on ne sait où en nous, l’artiste se laisse guider par son instinct, associe les formes et les couleurs, mélange toutes les références sans hiérarchie. «Le sentiment tient lieu d’évidence3», les rêves et le quotidien se mêlent pour dessiner les figures d’un univers à faire advenir.
Ce n’est pas des terres inconnues que présente Wells Chandler, mais des paysages-souhaits4. En apesanteur, nos corps flottent et rebondissent. Ici, une tête-champignon a poussé et les étoiles sont des marguerites. On s’envoie en l’air, on prend notre pied. Quelques tortues s’envolent aussi, parce qu’elles ont muté avec des cerfs-volants et des hélices florales qui les emportent. On leur envie leurs métamorphoses. Les sols sont des nébuleuses, des explosions, des horizons. Tout cela est instable et c’est pourtant le paysage où nous souhaitons nous installer.
La ronde que forment les amantes lesbiennes, cercle de mères et de sœurs, est une (ir)révérence à La Danse de Matisse. Le peintre fauviste souhaitait déjà proposer une vision utopiste, ambiguë et joyeuse. Seulement, il y projetait l’harmonie et la pureté, en faisait un horizon de volupté à atteindre pour les hommes du présent. Wells Chandler en fait, lui, une communauté loufoque et queer, qui danse déjà depuis longtemps. Il suffisait de déciller notre regard pour voir que, sur une autre planète, nous dansions déjà depuis des milliers d’années.
À Paris, depuis la galerie, quelques centaines de mètres sur la rue de l’Université et un virage à droite suffisent pour changer d’arrondissement et tomber sur le musée d’Orsay. Fourre-tout de grands maîtres et remise à morceaux de bravoure qui épatèrent ou excédèrent le Salon, c’est là que sont censés reposer nos imaginaires modernes, nos références culturelles.
Dans l'histoire occidentale de l'art, Le Déjeuner sur l'herbe d’Edouard Manet fait office d'événement, de rupture. Parfois, on ne sait plus trop pourquoi. C'est le principe même de l'événement; sa résonance, sa tonitruance efface les détails, toutes les nuances, et au bout d'un moment seul le nom subsiste dans les mémoires. Un phénomène qui nous dessaisit de notre capacité à réinterroger la nature, la pertinence de cet événement,les conséquences de sa persistance dans nos imaginaires.
Avec tendresse et admiration, Wells Chandler retourne questionner les grandes références de l’histoire de l’art et nous rappelle qu’il faut parfois les distendre pour y inclure tout le monde. Alors l’artiste perturbe les référentiels, déstabilise les modèles. En toute simplicité, et avec beaucoup de joie, bienvenu·es au Déjeuner sur mon cul,présenté par le club d’ornithologie féministe. Un déjeuner où l’on nous propose de poser notre regard sur autre chose. Ici, plus de jeunes femmes dénudées s’ennuyant au centre d’une conversation tenue par des hommes cishet en redingote. Mais tout un monde social quand même.
L’artiste zoome et dézoome, nous fait jeter un œil dans les interstices du tableau. Les différents plans se juxtaposent, s’affranchissent des hiérarchies. Tout d’un coup, des êtres nouveaux surgissent au cœur de la scène. Iels y vivent ensemble, dans un trouble queer. Les grands récits structurants ne sont pas évincés de cette histoire. Ils sont convoqués pêle-mêle, en désordre. Ils sont détraqués, parasités, chahutés, et leurs symboles se mettent au service d’autres histoires, plus émancipatrices. Nout, la déesse égyptienne du ciel, mère de tous les astres, n’est plus seulement l’amante protectrice de son frère et de la terre des hommes. Elle est désormais le cocon céleste d’une nuée de coccinelles. Le chaînon manquant, obsession de la théorie de l’évolution -censé éclairer la linéarité de nos origines, effacer les trous dans notre généalogie -,est aussi convié au déjeuner mais il est rendu étrange, queer. Ses antennes sont plurielles, comme ses tétons colorés et ses cicatrices brillantes. C’est précisément ça qui manque à nos histoires pour qu’elles soient complètes: non pas ce qui devrait être logiquement, mais ce qui pourrait être étrangement.
Et puis une fraise qui se fait la malle, une oiselle au cul arc-en-ciel, un·e escargot à la coquille comme un trou noir. Ce déjeuner n’est plus un événement, c’est simplement autre chose, une possibilité.
Samy Lagrange, mars 2023
1-MUÑOZ, José Esteban, Cruiser l'utopie. L'après et ailleurs de l'advenir queer[2009] (trad. Alice Wanbergue), Paris, Éditions Brooks, 2021.
2-PICHETA, Alexandra, «Queeratopies: contaminer l’hétéronorme et renouer avec le vivant» inCOHEN, J., LAGRANGE,S., TURBIAU, A. (dir.), Esthétiques du désordre. Vers une autre pensée de l’utopie, Paris, Le Cavalier bleu, 2022.
3-LEBOVICI, Elisabeth, “Préface” in MUÑOZ, J. E., Cruiser l'utopie. L'après et ailleurs de l'advenir queer[2009] (trad. Alice Wanbergue), Paris, Éditions Brooks, 2021, p. 15.
4-BLOCH, Ernst, The Utopian Function of Art and Literature, Cambridge, MIT Press, 1989, pp. 71-79.
Although a trained painter, Wells Chandler creates his fantastical visions using patchwork and crochet. He sews and crochets because that’s what seems most natural to him. Contrary to the idea of the isolated artist, he takes his work out of the studio to create alongside those he loves. All he has to do is get out his balls of wool, find a place to sit, and start creating in the midst of the collective, inside everyday life.
Initially taking inspiration from the kitsch of Norman Rockwell, the multi-coloured installations of Pepón Osorio, and the anti-cultural ideas associated with art brut, Wells Chandler has been careful to cultivate his own “artistic family”. More importantly still, as a trans artist he wants to connect intimately with the history of art, to be included, to find his place within the great scenes that knocked him head over heels, to form a community. To that end he takes models and injects them with his own language, stretches histories, extends the imagination.
The rest is about instinct and visions. Thus, emerge clearly the motifs of his utopia: sock-penises, banana-mouths, and extra-human bodies.
Wells Chandler is neither a creator nor a destroyer of worlds. In truth, he makes worlds emerge that could have existed, that do not yet exist, potential worlds, forever germinating, that are prevented from coming to pass.
His worlds are queer, making them radically joyous. They respond to the need to quit a “here and now” that hasn’t been built for us, and to seek an “elsewhere and after1”that’s welcoming. Each of his exhibitions offers exploratory breakthroughs into Queertopia, a place on the side, gentle and psychedelic.
There, our expectations and habits are shaken and turned upside-down, but then everything quickly becomes clear. For some of us, this abode of the strange is more familiar to us than the world it disturbs. Our dormant imaginations are rewritten there and flourish through the freest forms. Fantasies that once were shameful, naïve or disturbing are rehabilitated here. Naked, we explore our sexuality; ecstatic, we dance; we assume all the forms we desire, the most extravagant ones, the most unthinkable.
A grave-digger of undead worlds, Wells Chandler exhumes other worlds that have always been there. The pieces of Queertopiatransform the space –in many ways an excluding space –of the gallery and are embodied as veritable queeratopias, a concept coined by researcher Alexandra Picheta. Queeratopia upends the heterotopia of Michel Foucault, and is a real place that, against the odds, manages to evade the social norms in force: queer replaces hetero, utopia gives way to atopy, an epidermic reaction to an allergen. “What if queer acted like an allergen, by shaking up the heterocispatriarchal organism?”2. Thanks to Wells Chandler, from New York to Brusselsto Paris, the queer utopian itch is spreading.
Here in Brussels, it’s a matter of leaving the ordinary behind, turning your back on the normal. The exhibition takes its name from the book by José Esteban Muñoz, Cruising Utopia, published in 2009 in English and recently –belatedly –translated into French. In it, the Cuban-American researcher develops his concept of a queer utopia in constant elaboration, a kind of permanent future. The present is cis-hetero and thus unsatisfying, rigid and straight. It fails to fully accommodate our joyously twisted and overflowing identities, to give them space to flourish. The present is insufficient because it promises only its own reproduction for the future. That makes it lethal to seek to be satisfied with it. In contrast, queerness is a faraway galaxy full of promise, but it continues to elude us. The queer utopia is not and may never be, it’s a prospective planet, but it’s vital to seek it at all times, to be there already. It’s by moving towards a different future –one that’s nourished by all our stories –that we can escape the present that locks us in.
In the hunt for queerness, art is no frivolous adornment; it is an essential tool. It makes that utopia tangible and visible. It maps out the heavens to guide us there. In elaborating that other world, Wells Chandler adopts the methodology proposed by Muñoz. Driven by a queer unconscious and by the vestiges of a common memory hidden who knows where inside us, the artist allows his instinct to guide him, mixes forms and colours, combines together all references without hierarchy. “Feeling becomes evidentiary3”, dreams and routine commingle to devise the figures of a universe to be brought into being.
It’s not unknown lands that Wells Chandler presents, but wish-landscapes4. Weightless, our bodies float and bounce. Here, a mushroom head has sprouted and the stars are daisies. Ecstatically, we send ourselves into the air. Some turtles fly off too, because they’ve mutated with the kites and flower propellors that carry them off. We envy them their metamorphoses. Beneath our feet are nebulae, explosions, horizons. It’s all unstable, and yet it’s the landscape where we want to settle.
The circle formed by the lesbian lovers, a circle of mothers and sisters, is an (ir)reverence to Matisse’s La Danse. The fauvist Matisse back then sought to offer a utopic, ambiguous and joyous vision, except that he projected harmony and purity into it, making it a horizon of pleasureto be targeted by the men of the present. Wells Chandler, for his part, makes it a quirky and queer community that has been dancing for a long time. All we had to do was to open our eyes to see that on another planet we had been dancing already for thousands of years.
In Paris, if you set out from the gallery and walk a few hundred metres up to “rue de l’Université”before turning right into the neighbouring arrondissement, you’ll happen upon the Musée d’Orsay. Stuffed to the rafters with old masters and storehouse of astonishing works that amazed or exasperated the salons of Paris, here is the supposed abode of our modern imaginations, of our cultural references.
In the western history of art, Edouard Manet’s Le Déjeuner sur l'herbe represents a milestone, a rupture with the past. But sometimes it’s no longer so apparent why this might be the case. That’s the thing with a milestone: its resonance and thunder wipe out the details and nuances until eventually only the name remains. It deprives us of our ability to go back and question the nature and relevance of the milestone and the consequences of its continued persistence in our imaginations.
With tenderness and admiration, Wells Chandler goes back and questions the great reference points of the history of art and reminds us that sometimes they need to be stretched so as to accommodate everyone. He disturbs the references and mixes around the models, simply and joyfully: welcome to Déjeuner sur mon cul,presented by the feminist ornithology club. It’s a lunch where we’re invited to look at something new. Here, more naked young women bored at the centre of a conversation held among cis-het men wearing frock-coats. It’s an entire social world, all the same.
He zooms in and out, compelling us to look into the interstices of the painting. The different planes are juxtaposed, freed from hierarchies. Suddenly, new beings appear in the middle of the scene. They live there together, in a queer disorder. The great structuring narratives are not excluded from this story; they are summoned pell-mell, chaotically. They are out of whack, parasitised, heckled, and their symbols are placed at the service of other, more emancipatory, stories. Nout, the Egyptian goddess of the sky, mother of all celestial bodies, is no longer just the protective lover of her brother and of the earth of men. She is now the celestial cocoon of a swarm of ladybirds. The missing link, the obsession of the theory of evolution –supposed to throw light on the linearity of our origins, fill in the gaps in our genealogy –is also invited to lunch, but it is rendered odd, queer. Its antennae are many, as are its multi-coloured nipples and shining scars. This, precisely, is what our stories are missing in order to be complete: not that which logically could have been, but that which could be, oddly.
And then a strawberry that’s looking to escape, a bird with a rainbow ass, and a snail with a shell like a black hole. This lunch is no longer an event, it’sjust something else, a possibility.
Samy Lagrange, March 20














